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11.11.2023 - N° 1.446

IVG et Constitution : analyse juridique et critique
des arguments conservateurs

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Par Raphaël Roger

Raphaël Roger Devismes est étudiant en droit et membre du Cercle Droit et Liberté. Passionné par le droit, l'économie et la politique, la lecture est pour lui essentielle à la compréhension du monde.



Le projet d’ancrer le droit à l’IVG dans la Constitution soulève une vague de critiques des conservateurs. Pour Raphaël Roger, l’argumentation juridique convoquée manque de rigueur et se perd dans les méandres de l’idéologie.

Avec le retour de la volonté présidentielle d’inscrire l’IVG dans le texte fondamental qu’est la Constitution du 4 octobre 1958, certaines critiques sont revenues sur le devant de la scène, notamment venant des conservateurs, qu’ils soient juristes ou non.

Sur Contrepoints, on a ainsi pu lire Laurent Sailly, à deux reprises, critiquer cette constitutionnalisation en la qualifiant de « dangereuse et inutile » ou plus récemment, Guillaume Drago dans le « Blog du Club des juristes », critiquer ce projet, reprenant pour ce dernier une publication du Centre européen pour le droit et la justice, un think-tank ultraconservateur évangéliste.

J’ai pu aussi critiquer ce projet de constitutionnalisation de l’IVG dans une publication du 2 décembre 2022, mais les arguments invoqués étaient centrés, d’une part, sur la sémantique et d’autre part, sur l’interprétation constitutionnelle.

Je soulignais à l’époque :

« Si la Constitution ne contient pas de disposition proclamant expressis verbis le droit à l’avortement, il n’en demeure pas moins que le Conseil constitutionnel, maître de la signification des énoncés constitutionnels, a consacré, par une interprétation constructive, la liberté de la femme qu’il fait découler de l’article 2 de la Déclaration de 1789 relatif au principe de liberté (décision 2001-446 DC du 27 juin 2001, cons.5). La liberté de la femme est un principe de valeur constitutionnelle qui signifie de manière implicite que la femme peut décider librement des choix relatifs à sa vie, y compris celui d’avorter. La loi doit donc garantir pleinement cette liberté (décision 2017-747 DC du 16 mars 2017).
C’est devenu une exigence constitutionnelle pour le législateur ».


Ce que je conteste, ce n’est pas que l’on soit opposé à ce projet de constitutionnalisation, ni même que l’on critique l’aspect symbolique de ce projet (même s’il serait trompeur de considérer la Constitution comme une pure norme juridique dénuée de symboles puisqu’elle constitue l’expression absolue d’un pacte politique), mais qu’on utilise des arguments juridiques qui n’en sont pas. Dis autrement, il est surprenant que des grands juristes comme Guillaume Drago, dont les connaissances sont impressionnantes et qui constitue sur le plan professionnel et intellectuel une inspiration pour l’auteur de ces lignes, commette autant d’erreurs de logiques juridiques pour motiver son argumentation.

Par exemple, dans son article (et on retrouve la même chose dans la publication de l’ECLJ), il écrit :

« … inscription dans la Constitution viendrait heurter divers principes […], on peut encore citer l’article 16 du Code civil qui dispose que la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie ».

Pour toute personne attachée à la rigueur juridique, il y a déjà un problème dans les rapports normatifs.

Si une norme législative peut être contraire à une norme constitutionnelle, la norme constitutionnelle ne peut pas être contraire à une norme législative. Que ce soit dans des rapports de validité des normes ou de conformité des normes, l’assertion de Guillaume Drago n’a pas de sens. Une norme constitutionnelle l’emportera toujours sur une norme législative ; il ne peut donc y avoir de contrariété dans ce sens-là.

De même, toujours sur cet article 16 du Code civil, Guillaume Drago (et l’ECLJ) oublie un point : sa conception subjective du « commencement de la vie » est en contrariété avec le droit positif. En effet, si l’auteur visé a une conception vitaliste du commencement à la vie (dès sa conception), le droit positif n’a pas du tout cette vision. Avant d’aller plus loin, il faut rappeler que l’IVG issue de la loi du 17 janvier 1975 est déjà une dérogation à l’article 16 (ce qui est logique entre deux normes de même niveau) et que la jurisprudence du Conseil constitutionnel de 2001 élève cette dérogation au rang de principe de valeur constitutionnelle.

Le projet de révision ne changera rien de ce point de vue-là.

Ensuite, sur l’article 16 en lui-même, il faut rappeler que selon la CEDH « la notion d’enfant ne saurait être assimilée à celle d’embryon » (28 août 2012, C. et P. c/ Italie) et que la loi du 17 janvier 1975 ne contrevient pas au droit à la vie de l’article 2 de la Convention EDH (Conseil d’État, 21 décembre 1990). En droit français, le commencement de la vie se fait dès la naissance et non dès sa conception. Dès lors, le projet de révision ne heurterait pas le principe de l’article 16 du Code civil.

Ensuite, l’article de Guillaume Drago, comme celui de l’ECLJ, énonce :

« Cette inscription dans la Constitution vient se heurter à d’autres principes constitutionnels. On a cité le principe de dignité de la personne humaine mais aussi la liberté de conscience des personnels de santé qui peuvent, avec la loi Veil de 1975, refuser, en conscience, de procéder à des IVG, et qui est aussi une liberté constitutionnelle. On pense également à la liberté personnelle des personnels de santé, à la protection de la santé, énoncée par les alinéas 10 et 11 du Préambule de la Constitution de 1946, intégré au bloc de constitutionnalité, à la protection constitutionnelle de l’intérêt supérieur de l’enfant énoncée encore par le Conseil constitutionnel en 2019 ».

On pourrait aisément répondre à cet argument en rappelant que tout droit fondamental est conditionnel, et qu’il y a dans chaque ordre juridique des conflits axiologico-normatifs qui doivent être résolus par les juges. Il faut rappeler au préalable que ces conflits n’apparaissent que in concreto, dans des cas particuliers, et non in abstracto. Autrement dit, les conflits axiologico-normatifs ne peuvent se retrouver sur le terrain sémantique, mais seulement sur le terrain concret, selon un cas précis.

C’est à ce titre que ces conflits ne peuvent être résolus par les méta-principes de résolution des conflits de normes (comme Lex posterior derogat priori) et qu’ils font l’objet d’un traitement spécifique, conduisant nécessairement au maintien de la validité des deux normes en conflits.

Ainsi, en fonction du choix opéré par le juge, soit d’une exclusivité du fondement normatif (hiérarchie axiologique fixe ou mobile) ou d’une pluralité de fondement normatif (principe de pondération et de proportionnalité), tel ou tel principe pourra primer sur un autre. Mais la primauté ne peut être confondue avec la suprématie. La primauté est situationnelle quand la suprématie est inconditionnelle.

Ainsi, dans une situation Y1, le principe de liberté de l’avortement pourra primer sur celui de la liberté de conscience au regard des circonstances X1 ; mais dans une situation Y2, l’inverse pourra aussi être possible au regard des circonstances X2.

Un autre point a de quoi interroger.

Si l’on considère que le Conseil constitutionnel a déjà reconnu la liberté d’avorter comme un principe de valeur constitutionnelle découlant de l’article 2 de la DDHC, la liberté d’avorter a déjà une valeur constitutionnelle, elle est donc dans la Constitution, non au sens formel, mais au sens matériel. Je ne suis donc pas en contradiction avec Guillaume Drago.

Mais si j’estime que sa constitutionnalisation explicite ne changerait rien par rapport au droit positif, pourquoi Guillaume Drago (et d’autres) soutient que sa constitutionnalisation explicite changerait tout notre droit positif ? Il n’y a pas de différence de nature entre une constitutionnalisation implicite et une constitutionnalisation explicite (les deux ont valeur constitutionnelle), mais une différence de degré (l’une est dans le texte, l’autre est dans la jurisprudence constitutionnelle). Mais les effets sont les mêmes.

Autrement dit, la conciliation entre les principes dégagés par Guillaume Drago se fait déjà aujourd’hui au regard de la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

D’ailleurs, dans la décision de 2001, le Conseil constitutionnel opère déjà un contrôle sur la conciliation entre « la sauvegarde de la dignité humaine et la liberté de la femme à avorter » (2201-446 DC) et a estimé, dans une autre affaire, que les mesures législatives en question avaient pour but de « garantir la liberté de la femme » qui découle de l’article 2 (2017-747 DC), et qu’elles ne portaient pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression (cons.12).

Il ne faudrait pas non plus exagérer le contentieux qui se rattache à la pratique de l’avortement. Il est extrêmement réduit, et la conciliation entre les principes ne se fait pas tous les quatre matins par les juges.

On peut critiquer ce projet, on peut aussi critiquer son aspect symbolique,

mais il faut savoir faire preuve d’une certaine logique juridique,
et ne pas être aveuglé par des présupposés idéologiques
sous peine de perdre toute pertinence dans la critique.


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