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17.05.2021 - N° 579
Vaccins et brevets : le grand bal des roublards
Par André Heitz André Heitz est ingénieur agronome et fonctionnaire international du système des Nations Unies à la retraite. Il a servi l’Union internationale pour la protection des obtentions végétales (UPOV) et l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI). Dans son dernier poste, il a été le directeur du Bureau de coordination de l’OMPI à Bruxelles. ![]() Que de rebondissements à propos de la levée des brevets des vaccins contre le covid. Tour d’horizon des retournements de situation. «Si on ne peut plus tricher avec ses amis, ce n’est plus la peine de jouer aux cartes.» (Marcel Pagnol). Si on ne peut plus bluffer à l’OMC… même en instrumentalisant la pandémie de Covid-19… UN PEU D’HISTOIRE Très tôt dans le déroulement de la pandémie de Covid-19, alors que les laboratoires pharmaceutiques commençaient à peine à organiser leur matériel sur les paillasses, des âmes généreuses et bien-pensantes et des militants mal intentionnés, à titre individuel, en meute ou en troupeau, ont lancé des slogans tels que « bien public mondial » au sujet des vaccins. Cela s’est évidemment amplifié quand furent annoncées les premières bonnes nouvelles et surtout quand les vaccins reçurent leurs autorisations. En clair : « Haro sur les brevets ». Mais rares étaient ceux qui avaient une idée précise de ce que cela impliquait. Le dernier slogan à la mode est : « Levons les brevets ! » Dans cette épidémie de « Yaka », nous distinguerons en France Mme Michèle Rivasi, très en pointe sur ce dossier au Parlement européen. Entre l’aversion aux vaccins – pour employer un mot tendre (elle n’y est, paraît-il, pas opposée) et la détestation de « Big Pharma », c’est la seconde qui a prévalu. Et, bien sûr, notre Fregoli élyséen. Dès le 4 juin 2020, il y eut un très officiel « Message du Président Emmanuel Macron lors du Sommet mondial sur la vaccination 2020 » : « Le deuxième enjeu, c’est de faire en sorte dès maintenant qu’un vaccin contre le Covid-19, lorsqu’il sera découvert, bénéficie à tous, parce qu’il sera un bien public mondial. » Bien sûr, il ne fit rien. Le 2 octobre 2020, l’Inde et l’Afrique du Sud firent une communication à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), au Conseil des aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce. Il en fut beaucoup question dans les milieux politiques, les médias et les réseaux sociaux, très souvent sans savoir de quoi il en retournait. Il s’agissait – et il s’agit encore – de « suspendre », voire de « casser » les brevets. On verra ce qu’il en est réellement (beaucoup plus). La proposition de l’Inde et de l’Afrique du Sud rallia dans un mouvement panurgique une centaine de gouvernements favorables, mais ne prit pas son envol devant l’opposition de, notamment, les États-Unis d’Amérique et l’Union européenne (c’est l’UE qui tient le volant à l’OMC). Notre Président et notre gouvernement partageaient cette position. L’Obs, par exemple a produit dans « De « fausse bonne idée » à « favorable » : comment l’exécutif s’est rallié à la levée des brevets sur les vaccins » un florilège, devenu cruel, de déclarations allant dans le premier sens. Le 5 mai 2021, M. Cédric O, Secrétaire d’État chargé de la Transition numérique et des Communications électroniques, déclarait au Sénat : « Même si tous les brevets étaient en accès libre, il n’y aurait pas de production supplémentaire pour les pays du sud avant fin 2022, compte tenu de la complexité industrielle. » Auparavant, le 17 mars 2021, Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée chargée de l’Industrie, avait donné une leçon de réalisme industriel, et politique, commençant par : « Il suffirait donc de lever les brevets des labos pour que des doses de vaccins tombent du ciel par millions ? » ![]() Le 23 avril 2021, le Président Emmanuel Macron déclarait encore très officiellement, lors d’une conférence organisée par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) : « Nous entendons beaucoup parler en effet de transfert ou d’absence de propriété intellectuelle. Le sujet, nous le savons aujourd’hui, n’est pas celui-là. C’est celui du transfert de technologie, de la mobilisation des capacités de production. Parce que le goulot d’étranglement est là. » Et puis voilà que, le 5 mai 2021, tombe une déclaration de Mme Katherine Tai, représentante pour le commerce des États-Unis, confirmée par le Président Joe Biden, généralement interprétée comme un virage à 180 degrés des États-Unis. Sur la base d’une dépêche de l’AFP, l’Obs, par exemple, titre : « L’administration Biden veut lever les brevets des vaccins anti-Covid, à la fureur de « Big Pharma » ». Ont-ils bien lu la déclaration ? On peut en douter. Mais c’est là, le lendemain pour cause de décalage horaire, que se manifeste le remarquable génie du transformisme doté de pouvoirs régaliens. Il déclarait lors de sa visite au vaccinodrome de la porte de Versailles, à Paris : « Je suis favorable à la levée de la propriété intellectuelle. Mais aujourd’hui, ce qui rend difficile la vaccination, c’est le transfert de technologie et la capacité à produire. » Syntonisation réussie, nous revoilà dans le « en même temps » ! Prise de court comme le reste du monde, la Commission européenne a prudemment déclaré par la voix de sa présidente Ursula von der Leyen : « L’Union européenne est prête à discuter de la façon dont la proposition américaine peut permettre d’atteindre cet objectif. » TOUT EST DÉJÀ DANS LES TEXTES Le brevet ne confère pas un droit absolu. Les législations sur les brevets comportent généralement deux mécanismes, l’un actionné par un concurrent désireux ou ayant besoin d’exploiter l’invention brevetée, l’autre par la puissance publique. Ce sont, en France, la licence obligatoire (articles L613-11 et suivants du Code de la propriété intellectuelle) et la licence d’office (articles L613-16 et suivants) : « Si l’intérêt de la santé publique l’exige et à défaut d’accord amiable avec le titulaire du brevet, le ministre chargé de la propriété industrielle peut, sur la demande du ministre chargé de la santé publique, soumettre par arrêté au régime de la licence d’office, dans les conditions prévues à l’article L. 613-17, tout brevet… » Les brevets, lorsqu’ils ont été délivrés et qu’ils sont en vigueur, sont nationaux ou, dans certains cas régionaux. Sur le plan international, l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (Accord sur les ADPIC) constituant l’Annexe 1 C de l’Accord de Marrakech instituant l’Organisation mondiale du commerce, signé le 15 avril 1994, a encadré la délivrance des licences non volontaires. Pour les brevets, c’est l’article 31, dont voici l’alinéa le plus important : « b) une telle utilisation pourra n’être permise que si, avant cette utilisation, le candidat utilisateur s’est efforcé d’obtenir l’autorisation du détenteur du droit, suivant des conditions et modalités commerciales raisonnables, et que si ses efforts n’ont pas abouti dans un délai raisonnable. Un Membre pourra déroger à cette prescription dans des situations d’urgence nationale ou d’autres circonstances d’extrême urgence ou en cas d’utilisation publique à des fins non commerciales. Dans des situations d’urgence nationale ou d’autres circonstances d’extrême urgence, le détenteur du droit en sera néanmoins avisé aussitôt qu’il sera raisonnablement possible. En cas d’utilisation publique à des fins non commerciales, lorsque les pouvoirs publics ou l’entreprise contractante, sans faire de recherche de brevet, savent ou ont des raisons démontrables de savoir qu’un brevet valide est ou sera utilisé par les pouvoirs publics ou pour leur compte, le détenteur du droit en sera avisé dans les moindres délais…» L’alinéa f) de cet article prévoit en substance que les licences non volontaires doivent servir « principalement pour l’approvisionnement du marché intérieur ». Cette disposition a donné lieu à des difficultés et (évidemment) des controverses s’agissant de la santé publique et des pays sans capacités de production de produits pharmaceutiques. Cette lacune a été comblée par un amendement de l’Accord sur les ADPIC adopté le 6 décembre 2005. Entre-temps, le 14 novembre 2001, a été adoptée à Doha la Déclaration sur l’accord sur les ADPIC et la santé publique. En voici un élément important : « Chaque Membre a le droit de déterminer ce qui constitue une situation d’urgence nationale ou d’autres circonstances d’extrême urgence, étant entendu que les crises dans le domaine de la santé publique, y compris celles qui sont liées au VIH/SIDA, à la tuberculose, au paludisme et à d’autres épidémies, peuvent représenter une situation d’urgence nationale ou d’autres circonstances d’extrême urgence. » ALORS, OÙ EST LE PROBLÈME ? Dans leur communication, l’Inde et l’Afrique du Sud font état de problèmes, mais de manière très vague : « Plusieurs rapports indiquent que les droits de propriété intellectuelle entravent ou risquent d’entraver la fourniture en temps utile de produits médicaux abordables aux patients. Il est également indiqué que certains Membres de l’OMC ont apporté d’urgence des modifications juridiques à leur législation nationale sur les brevets pour accélérer le processus de délivrance des licences obligatoires/destinées à être utilisées par les pouvoirs publics. » Deux articles de journaux (ici et ici) sont donnés en référence, mais ils ne sont guère convaincants. De plus, ils se rapportent à des situations aux États-Unis d’Amérique, en partie créées par des conseils en propriété intellectuelle en mal de publicité. Moyennant quoi les deux pays souhaitent : « une dérogation à la mise en œuvre, à l’application et aux moyens de faire respecter les sections 1 [droit d’auteur et droits connexes, sauf pour la protection des artistes interprètes ou exécutants, des producteurs de phonogrammes (enregistrements sonores) et des organismes de radiodiffusion], 4 [dessins et modèles industriels], 5 [brevets] et 7 [protection des renseignements non divulgués] de la Partie II de l’Accord sur les ADPIC en ce qui concerne la prévention, l’endiguement ou le traitement de la COVID-19. » Ce document de l’Afrique du Sud donne des exemples de situations qui font (ou feraient) intervenir des droits autres que ceux issus des brevets. Mais, s’il explique que d’autres droits que le brevet peuvent interférer avec les objectifs de santé publique, il peine à convaincre sur la nécessité d’une dérogation XXL sur la base, fondamentalement, d’anecdotes. Ainsi, est-il plausible que des bricoleurs, même de génie, ont pu copier par impression en 3D, pour un dollar, une valve pour respirateur coûtant 11 000 dollars ? Déjà 11 000 dollars pour une valve… Il va de soi qu’une proposition aussi large et aussi vague a suscité de nombreuses questions et interrogations (voir par exemple ici un document conjoint de l’Australie, du Canada, du Chili et du Mexique). Un autre groupe de pays a produit un document qui tente de répondre à celles posées avant la fin de l’année 2020. L’impression générale qui se dégage de tout cela est que la pandémie de Covid-19 est instrumentalisée ; que ce qui est proposé est irréaliste à plusieurs points de vue ; et que les propositions, si tant est qu’elles puissent être mises en œuvre, ne répondront pas aux problèmes d’approvisionnement dans l’absolu et encore moins dans un délai compatible avec l’urgence. UN OPÉRATION DE « DIPLOMATIE POLITIQUE » ÉTATS-UNIENNE Il y a manifestement un Janus à Washington, pas seulement à Paris. Quelle est leur position exprimée par Mme Katherine Tai ? « Ceci est une crise sanitaire mondiale, et les circonstances extraordinaires de la pandémie de Covid-19 appellent des mesures extraordinaires. L’administration croit fortement aux protections de la propriété intellectuelle, mais, pour mettre fin à cette pandémie, soutient la dérogation à ces protections pour les vaccins contre la Covid-19. Nous participerons activement à des négociations fondées sur des textes à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) nécessaires pour que cela se réalise. Ces négociations prendront du temps compte tenu de la nature de l’institution, fondée sur le consensus et la complexité des problèmes en jeu. » Selon un intertitre de l’Obs, « L’industrie pharmaceutique juge la décision décevante ». C’est aussi un discours de circonstance roublard. Car l’administration Biden annonce clairement la couleur : il va falloir produire du texte, cela prendra du temps et le résultat final sera probablement loin des idées qu’on se fait aujourd’hui. Dans son pays, M. Joe Biden se paie une popularité à bon compte dans son électorat. À l’extérieur, il est devenu par la magie de quelques phrases ambivalentes un phare de l’humanisme, au grand dam du locataire de l’Élysée. Au grand bal de la roublardise, il est le danseur vedette. Un autre roublard est M. Vladimir Poutine, prompt à approuver M. Joe Biden. On ne sache pas que les autorités russes aient fait des efforts démesurés pour faire produire le Spoutnik V en dehors de la Russie, ni même de le faire homologuer dans l’Union européenne. La pandémie a aussi été utilisée pour créer la division dans la vieille Europe. ET PENDANT CE TEMPS… Et pendant le temps nécessaire pour forger un accord à l’OMC, on ose espérer, les différentes parties prenantes – les industriels, les gouvernements et les organisations de la galaxie de l’OMS – auront pris les mesures nécessaires pour que les réponses à la pandémie soient à la hauteur des nécessités et des espoirs. L’OMC avait organisé une réunion le 14 avril 2021 impliquant l’ensemble des parties prenantes. En fin de réunion, la directrice générale Ngozi Okonjo-Iweala avait présenté un résumé et détaillé ses attentes. Il est très bref sur la propriété intellectuelle. Car, oui, les problèmes essentiels sont logistiques et politiques. La propriété intellectuelle est très largement un faux problème. En fait, elle fait partie de la solution. Il n’est du reste pas anodin, d’une part, qu’aucun pays n’ait mis en œuvre les procédures de délivrance de licences non volontaires ; d’autre part, que des fabricants (Moderna dès octobre 2020) aient déclaré qu’ils ne mettraient pas leurs brevets en œuvre contre des tiers et que d’autres (AstraZeneca, Johnson & Johnson) produisent à prix coûtant pour le durée de la pandémie ; et enfin que le vaccin Oxford/AstraZeneca est produit sous licence par le Serum Institute of India. Un
SII sommé dès février 2021 de donner la priorité à l’Inde. Au grand bal
de la roublardise, on peut aussi faire le grand écart entre Delhi et
Genève…
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