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08.03..2020
L’artiste, son œuvre et le sexe, une histoire de contexte ![]() Par MAÏA MAZAURETTE Maïa Mazaurette (c'est un pseudonyme), née à Paris le 22 juillet 1978, est une autrice, peintre, chroniqueuse et blogueuse française. La majeure partie de son travail tant éditorial que fictionnel se porte sur les questions de sexualité, de la répartition des rôles hommes-femmes, la place des minorités sociales ainsi que celle du corps dans les sociétés. Maïa Mazaurette revendique la qualification de féministe. Après
l’attribution du César de la meilleure réalisation à Roman Polanski,
Maïa Mazaurette, chroniqueuse de « La Matinale », réfute l’idée qu’il
faudrait séparer l’art de son auteur et ignorer tout contexte.
Six jours après la condamnation d’Harvey Weinstein pour agressions sexuelles à New York, une semaine avant la Journée internationale des droits des femmes, l’académie des Césars a décerné le prix de la meilleure réalisation à Roman Polanski, accusé d’avoir violé une jeune fille de 13 ans en 1977 (chefs d’accusation initiaux : viol sur mineur, sodomie, fourniture d’une substance prohibée à une mineure, actes licencieux et débauche, relations sexuelles illicites et perversion) et finalement poursuivi et condamné pour détournement de mineure. Quel sens du timing ! Nous voici sommés de « passer à autre chose ». D’ailleurs les faits sont vieux de quarante-trois ans, et la victime elle-même a pardonné – pourquoi un tel acharnement ? Malheureusement, demander au public de « passer à autre chose » revient à lui demander d’ignorer le contexte. Voire d’ignorer son propre quotidien. Car non seulement le nom de Roman Polanski fait écho à d’autres ayant récemment émaillé l’actualité (Gabriel Matzneff, Christophe Ruggia, Louis C.K., Kevin Spacey…), mais il vient en miroir des résultats de l’enquête NousToutes publiée cette semaine : parmi près de 100 000 femmes répondantes (non représentatives de la population française), neuf sur dix disent avoir subi des pressions sexuelles. Un quart ont subi des pénétrations non consenties, et 15 % des rapports pendant leur sommeil. Dans ces conditions, difficile d’ignorer les violences. Impossible de « passer à autre chose ». Surtout dans le cadre du cinéma, dont on sait qu’il a une influence sur notre idée de la rencontre amoureuse, de la normalité sexuelle, et même de la beauté. Nécessaire réinvention des codes Si tant de femmes sont ulcérées par le choix de l’Académie, c’est parce qu’elles ont conscience du formidable rôle que le septième art pourrait jouer dans les questionnements qui nous traversent : en explorant la possibilité de rapports sexuels moins scriptés, en érotisant des corps différents, en subvertissant le male gaze que décrit si bien la penseuse Iris Brey (pour rappel, le male gaze objectifie le corps des acteurs et actrices, tandis que le female gaze nous fait partager leur expérience intime). A l’orée de cette nécessaire réinvention des codes, les réalisateurs et réalisatrices se tiennent en première ligne, puisqu’ils et elles sont chargés de la direction des corps et des émotions. Il y a du boulot, mais quel programme enthousiasmant ! Le cinéma pourrait panser nos plaies (comme dans le Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma), plutôt que d’y retourner des couteaux (en récompensant Polanski). Le contexte n’est pas l’ennemi, mais la solution. Ou au moins, l’une des solutions. Alors justement, parlons de contexte. Car les artistes, quand ils se retrouvent sous le feu des projecteurs de #metoo, bénéficient de différents niveaux de décontextualisation : il faudrait non seulement séparer l’art de son auteur, mais aussi séparer la sexualité privée de la vie publique, sans jamais proposer de parallèles. Un peu comme si nous devions nous couper en trois entités parfaitement étanches, elles-mêmes complètement imperméables au monde extérieur : l’homme, l’artiste, son pénis. Ou la femme, l’artiste, son clitoris. Je ne voudrais pas enfoncer des portes ouvertes, mais quand on veut nous découper en morceaux, c’est toujours une mauvaise nouvelle. Et surtout, ça ne fonctionne pas : la sociologie démontre depuis des décennies à quel point nos chambres à coucher sont perméables. Nos fantasmes, habitudes et pratiques dépendent de notre éducation, de nos lectures, de notre consommation de pornographie, de notre santé mentale et physique, de nos ressources financières, de notre poids, de notre religion, de notre âge, de notre orientation… Impunité Notre sexualité est une éponge. Exactement comme l’art : elle éponge le contexte, et le contexte l’éponge en retour. Vous pouvez fermer votre chambre à coucher à triple tour, elle demeurera ouverte à tous les vents. Vous pouvez éteindre la lumière, vous serez rattrapé(e) par les écrans noirs et les salles obscures. A ce titre, nous ne pouvons pas, ou pas complètement, décorréler nos pratiques privées de notre personne publique, ni de nos préférences artistiques. Tout n’est pas toujours parfaitement cohérent, mais tout est continu. L’académie des Césars démontre d’ailleurs cette continuité, puisque en 2018, comme le rapportait Le Monde, « 73 % des personnes mises en cause dans des affaires de violences sexuelles (viols, agressions sexuelles, harcèlement) bénéficient d’un classement sans suite ». Symboliquement, ce César de la réalisation souligne une impunité qui dépasse de loin le monde des paillettes. En essayant de s’abstraire du contexte par la porte, l’Académie y est rentrée par la fenêtre. Et ça se comprend (enfin, un peu) : en sexualité comme en art, la contextualisation effraie. Elle mobilise un imaginaire de la transparence totale, où nous devrions constamment rendre des comptes ou justifier nos fantasmes devant un tribunal des bonnes mœurs. Seulement, les faits sont bien loin des caricatures. C’est parce que le contexte a changé, au niveau collectif, que les victimes de viols, d’agressions et de harcèlement commencent à être écoutées, au niveau individuel. C’est au nom de la continuité de l’intime, du privé et du public que les femmes refusent de choisir entre les rôles de mère et de putain – or personne ne pourra nier que le décloisonnement de ces deux persona constitue une libération, certainement pas une censure. Codes hiérarchiques désuets Et même artistiquement, c’est parce que le contexte est pris en compte que nous pouvons encore lire des textes antisémites (Céline), contempler des peintures érotisant de très jeunes filles (Thérèse rêvant, de Balthus, menacée en 2017 par une pétition), ou conserver des statues de Thomas Jefferson (que plusieurs universités américaines ont voulu déboulonner, en raison des opinions racistes du troisième président des Etats-Unis). Non seulement la reconnaissance de notre continuité sexuelle, artistique et mondaine nous permet de nous protéger, de nous rassembler, de nous connecter à nous-mêmes et aux autres, mais elle nous libère de codes hiérarchiques désuets voulant que l’art rayonne au-dessus du quotidien (la part des anges), tandis que la sexualité serait reléguée dans les souterrains et l’obscène (la part des bêtes). A
ce titre, la prochaine fois qu’une académie, un grand-oncle ou une
voisine de palier sortiront leur chatoyante tronçonneuse (« Veuillez
déposer votre sexualité au vestiaire, votre quotidien sur la troisième
étagère à gauche, et enfiler votre veste de cinéphile »), n’hésitons
pas à demander qui a intérêt à découper en morceaux les différentes
facettes de notre personne. Qui a intérêt à ce que nous perdions notre
cohérence. Et spécifiquement, qui a intérêt à faire de la sexualité une
zone de non-droit.
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